5.
Du soleil et des ombres
Le soleil est le pire ennemi du marcheur.
À mesure qu’il gagnait en altitude dans le ciel, son rayonnement plombait l’atmosphère d’une chape étouffante, la température grimpait sans cesse, et à midi il faisait aussi chaud que sur une plage d’été, le vent en moins.
Matt capitula, il ôta le gilet en Kevlar qu’il portait sous son manteau et l’accrocha à son sac à dos.
Le groupe s’efforçait de rester à l’ombre autant que possible, la Féroce Team avait retiré ses casques qui pendaient aux sacs à dos, longeant les lisières des bois, préférant se ralentir en passant par une forêt plutôt que par une plaine brûlante. Les collines de l’après-midi étourdirent les voyageurs, alternant les montées ardues à gravir et les pentes ensoleillées qu’ils dévalaient. Chaque ruisseau, chaque mare, devint propice à une halte prolongée.
Terrell estimait à trois jours le périple jusqu’aux contreforts de la Forêt Aveugle. Dans ces conditions, ce serait trois jours d’enfer.
À plusieurs reprises, Matt crut apercevoir une silhouette ou un mouvement lointain, au sommet d’un escarpement ou à l’entrée d’un bosquet, mais chaque fois qu’il s’attardait pour en discerner davantage, il n’y avait plus rien.
Le soir ils bivouaquèrent à l’abri d’un immense rocher, dans l’anfractuosité ouverte à son pied comme une niche. Melvin, un Pan d’environ treize ans, s’occupa d’allumer un feu avec une grande dextérité, pendant que chacun étalait son duvet ou ses couvertures en cercle autour des flammes.
Un des garçons sortit de son sac des lamelles de viande fraîche qu’ils firent cuire et dévorèrent. Lorsque Tobias demanda de quoi il s’agissait et qu’il apprit que c’était le Grand Blanc tué deux jours plus tôt, il apprécia moins son repas. Le souvenir de l’ours albinos continuait de le faire frissonner.
Tandis qu’ils digéraient sous les crépitements du foyer, Terrell demanda à Matt :
— Qu’est-ce que c’est, d’après toi, cette « Quête des peaux » ?
Matt haussa les épaules, en appui sur ses coudes.
— Quand je pense aux Pans que les Cyniks enlèvent dans ces grands chariots, dit-il, j’imagine le pire.
— Tu crois qu’ils… arrachent la peau des Pans ? Pour quoi faire ?
Plusieurs garçons émirent des petits cris horrifiés.
— Je ne sais pas, ça semble très important, c’est tout ce que je peux vous dire. On compte bien l’apprendre.
— Mais une fois en territoire ennemi, si vous y parvenez, comment ferez-vous pour ne pas vous faire remarquer ?
— D’ici, c’est impossible à dire, nous improviserons sur place. Déjà en restant à bonne distance des patrouilles Cynik. J’espère que nous parviendrons jusqu’à l’un de leurs camps, et qu’en observant nous pourrons comprendre de quoi il retourne. Sinon…
Comme il se taisait, Terrell le relança :
— Sinon quoi ?
— Sinon il faudra prendre des risques pour voler des informations. On verra bien. Vous en voyez souvent par ici ?
— Non, presque jamais, heureusement. Par contre il y a pas mal de Gloutons.
À l’évocation de ces créatures sauvages, autrefois humaines, Matt fut pris d’un malaise.
— Beaucoup ont survécu ? demanda-t-il. Parce qu’ils sont tellement… stupides, je pensais que la plupart ne passeraient pas la fin de l’hiver.
— Hélas oui, répondit Terrell. Ils sont parvenus à s’adapter, ils se sont même regroupés, ils vivent dans des grottes ou des trous qu’ils recouvrent de branches, il ne faut pas les sous-estimer ; les Gloutons sont devenus dangereux. Ils chassent les petits animaux mais dès que l’opportunité d’avoir plus gros dans leur marmite se présente, ils ne ratent pas l’occasion. Nous avons eu des soucis avec eux il y a trois semaines de ça.
— Vous utilisez aussi le mot Glouton, s’étonna Tobias, c’est le Long Marcheur qui vous l’a communiqué ?
— Exactement. Il nous a laissé tout le lexique utilisé par les Pans, tout ce qu’il savait. Ça date un peu maintenant, j’imagine qu’il y a eu beaucoup de nouveautés.
— Pas tant que ça, modéra Tobias. Et les Scararmées, vous en avez dans la région ?
— Qu’est-ce que c’est ?
— Les millions de scarabées qui avancent sur les anciennes autoroutes. Vous n’en avez jamais vu ?
— Non.
— C’est un sacré spectacle ! Ils produisent une lumière avec leur ventre, bleu d’un côté et rouge de l’autre, ils ne se mélangent pas, des millions et des millions !
— Que font-ils ? demanda, fasciné, Melvin.
— Personne ne sait. Ils circulent, c’est tout. On ne sait pas d’où ils viennent ni où ils vont, c’est juste superimpressionnant à contempler !
— J’aimerais bien en voir un jour, dit Melvin, les yeux brillants de rêves.
Ils finirent par s’endormir et la fraîcheur de la nuit contrasta avec la journée suffocante qu’ils avaient encaissée.
Le lendemain, Matt se sentait nauséeux. Il avait des gargouillis dans le ventre et devina qu’il risquait d’être malade. Il suspecta l’eau des mares d’en être responsable. Il parvint néanmoins à suivre le rythme et cette deuxième journée fut moins chaude que la précédente. En milieu d’après-midi ils remarquèrent la fumée d’un feu à l’ouest, un panache fin qui ne s’épaissit pas au fil de l’heure. Ce n’était donc pas un feu de forêt. Il fut décrété qu’on n’approcherait pas pour voir de quoi il s’agissait, craignant une patrouille Cynik, bien que Terrell soutenait que même les Gloutons étaient parvenus à faire du feu.
Le soir, par sécurité, ils n’allumèrent pas de brasier, et mangèrent des boîtes de sardines à l’huile avec des biscottes.
Matt, Tobias et Ambre dormaient côte à côte, la jeune adolescente entre les deux garçons.
Le lendemain matin, lorsque Matt ouvrit les yeux, il sentit les cheveux d’Ambre dans sa main, le poids de son corps contre le sien. Il n’osa bouger, et resta un moment ainsi, à apprécier sa présence chaude contre lui.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, il s’aperçut que ce n’était pas Ambre.
Plume dormait profondément.
Matt sauta de joie et serra la chienne contre lui, celle-ci souleva ses paupières difficilement, comme si elle n’avait pas assez dormi, et lâcha un long soupir.
Cette troisième journée fut plus agréable pour Matt, le retour de Plume lui mit du baume au cœur et le rassurait sur cette silhouette qu’il croyait avoir aperçue dans leur sillage, nul doute que ce devait être elle.
Depuis qu’ils avaient franchi les collines, le premier jour, la Forêt Aveugle étendait sa masse noire, gigantesque, sur l’horizon. Elle écrasait toute perspective.
Maintenant qu’ils en étaient tout proches, Matt put distinguer clairement les contreforts, ce que Terrell appelait le premier rideau. Il s’agissait d’une bande d’arbres immenses, que Matt trouvait encore plus volumineux que les séquoias de son ancienne vie. Le premier rideau s’enfonçait sur plusieurs kilomètres de profondeur et sa cime montait au fur et à mesure, dressant un toit pentu vers la véritable Forêt Aveugle. En comparaison de celle-ci, les contreforts paraissaient minuscules. Dans le ciel surgissaient des troncs hauts comme des montagnes, larges comme plusieurs terrains de football.
Comment la nature avait-elle pu produire un mur pareil ?
En seulement sept mois.
Depuis la Tempête, non seulement la végétation s’était réapproprié les villes, mais elle poussait à une vitesse alarmante, plus rapide qu’une forêt tropicale, et ses mutations ne cessaient de surprendre.
Le groupe traversa une longue plaine, parcourant quinze kilomètres en moins de quatre heures, pour atteindre les premières flaques de fougères, les bosquets de peupliers et de chênes.
Matt comprit que, ce soir, ils dormiraient au pied de la Forêt Aveugle et, pour la première fois depuis son départ de l’île Carmichael, il fut saisi d’un doute. Était-il vraiment judicieux de passer par ici ? Cet endroit semblait appartenir à un autre monde, il n’avait aucune idée de ce qui pouvait les y attendre.
Tandis qu’il réfléchissait, Matt prit un peu de retard sur la marche. Il vit ses camarades, devant lui, avançant en silence, déterminés.
Il était trop tard pour faire demi-tour.
Le campement du soir fut établi à moins d’un kilomètre des contreforts, sous un chêne majestueux. Tobias attrapa ses jumelles et profita de la fin du jour pour faire de l’observation ornithologique. Matt avait oublié qu’autrefois son ami se passionnait pour les oiseaux.
— Ne t’éloigne pas ! lui lança-t-il, inquiet.
— Oui papa ! ironisa Tobias en grimpant sur un rocher.
Tous se reposèrent sur leur duvet, se massant les pieds, se mouillant le visage à l’eau fraîche d’un ruisselet ou s’allongeant simplement à l’ombre des branches. Plume s’en alla chasser son dîner et revint une heure plus tard pour aller se vautrer contre le sac de Matt et dormir en ronflant doucement.
Matt sortit une pierre à aiguiser d’une des pochettes en cuir de sa ceinture et entreprit de l’humidifier légèrement pour la frotter contre le tranchant de son épée.
Chaque fois qu’il répétait ce geste, les sensations de sa lame pénétrant les chairs de ses adversaires lui revenaient en mémoire. Tout d’abord un frémissement, presque imperceptible, tandis que la pointe perfore les vêtements et la peau, puis une résistance qu’il faut forcer, et enfin l’impression d’enfoncer un grand couteau dans du beurre tendre. Jamais, avant de vivre cette expérience, il n’aurait pu imaginer qu’elle était à ce point traumatisante.
Non seulement il avait mutilé des corps d’êtres vivants, parfois même des êtres humains, mais en plus il leur avait pris la vie.
Il avait tué.
Pour survivre, pour protéger.
Mais il avait tué tout de même.
Il fallait vivre avec ce sentiment de culpabilité, avec le souvenir des assauts, des blessures mortelles infligées, des mises à mort. Le sang, les gémissements, les râles des agonisants.
Tobias finit par descendre de son observatoire et s’agenouilla face à Matt.
— Il faut que tu viennes voir ça, dit-il tout bas.
À l’air anxieux qu’il affichait, Matt comprit que c’était important.
Ils montèrent au sommet du rocher et Tobias lui tendit les jumelles.
— Tu vois ce groupe d’oiseaux là-bas, qui forment un V dans le ciel ? Suis-les avec les jumelles.
Matt s’exécuta et pointa l’objectif. Le grossissement n’était pas suffisant pour étudier en détail l’espèce dont il pouvait s’agir, aussi Matt se demanda-t-il ce que Tobias cherchait à démontrer.
— Je suis supposé remarquer un truc insolite ?
— Suis-les, c’est tout.
La formation se dirigeait vers la Forêt Aveugle. Avec les jumelles, les troncs jaillissaient avec encore plus de démesure, plus larges que des gratte-ciel. Les oiseaux s’apprêtaient-ils à disparaître dans la Forêt Aveugle ?
Ils prirent de l’altitude, juste avant d’entrer dans l’obscurité des arbres, puis ils décrivirent un large cercle et les battements d’ailes redoublèrent tandis qu’ils s’élevaient au fil de leur spirale.
C’est alors que quelque chose surgit des ténèbres et happa l’un des oiseaux. C’était allé si vite que Matt n’avait rien pu distinguer.
Un autre oiseau fut arraché à son ascension. Puis encore un.
Soudain Matt aperçut ce qui ressemblait à une langue fine et interminable, qui fouetta l’air pour saisir l’un des imprudents voyageurs et l’engloutir parmi les branches.
— Oh ! la vache ! s’exclama Matt sans lâcher les jumelles.
— T’as vu ? C’est flippant, pas vrai ? Je n’ai pas réussi à voir ce que c’était, ça ressemble à une sorte de gros lézard.
— Vu la distance et ce qu’on voit de la langue, je pense que c’est une créature énorme, conclut Matt, la voix tremblante. Colossale.
En trente secondes il n’y eut plus aucun survivant.
Matt rendit les jumelles à son ami et se laissa tomber sur la pierre.
— J’espère que ce machin vit uniquement dans les hauteurs, dit-il.
Tobias s’assit près de lui.
— Ce n’est pas tout. J’ai vu le feuillage bouger plusieurs fois, et ce n’était pas le vent ! Un truc énorme, qui produisait une lueur rouge, pas très forte, ça a palpité pendant une minute et puis plus rien. Et il y a aussi des sortes de libellules géantes ! Je te le jure ! Vraiment, je me demande si on fait bien de s’y aventurer.
Matt voulut faire part de ses propres doutes, mais il se ravisa. C’était lui qui sentait l’urgence de ne pas perdre du temps, lui qui les guidait, qui insufflait à leur trio la détermination en se montrant sûr et volontaire. S’il doutait, ils seraient moins forts.
Et à la veille de se faufiler dans la Forêt Aveugle, ils ne pouvaient pas se le permettre.
Matt ravala ses angoisses et s’ordonna d’être confiant, d’être rassurant.
Il pouvait tenir le coup.
Mais pour combien de temps ?